Depuis quelques jours, cette photo apparaît sans cesse dans notre fil Facebook. Vous l’avez vu?
« L’âge moyen du sevrage est de 3 mois aux États-Unis alors qu’il est de 4,2 ans dans le monde. (source : National Association for Child Development/OMS) »
Notre sceptico-mètre se met à vibrer à très fort…
Première question : d’où viennent ces chiffres?
Ils viennent de la National Association for Child Developement (NACD), qui se présente sur son site comme étant « une organisation internationale de parents et de professionnels qui se consacrent à aider les enfants et les adultes à atteindre leur plein potentiel. » Mouais.
Premier constat, cet organisme ne s’occupe pas d’allaitement, ni d’ethnographie d’ailleurs, qui est l’étude terrain des moeurs de populations déterminées.
On trouve bien sur leur site internet un article mentionnant l’âge du sevrage dans le monde. Ce n’est même pas le sujet principal de l’article. En fait, on y trouve qu’une seule phrase : celle reprise sur la photo. Aucune référence, aucune note de bas de page, aucun hyperlien renvoyant à d’autres sources.
… le sceptico-mètre vient de gravir quelques échelons de plus.
L’image cite également l’OMS comme source. Alors nous avons cherché sur les sites en français et en anglais de l’Organisation mondiale de la Santé. Nous n’avons trouvé aucun texte qui fait référence à un âge moyen du sevrage qui serait de 4,2 ans dans le monde et de 3 mois aux États-Unis.
En fait, l’OMS ne s’intéresse même pas au sevrage à proprement parler. Dans ses directives, elle indique que « l’allaitement exclusif est recommandé jusqu’à six mois. De six mois à deux ans, voire plus, l’allaitement doit être complété par une autre alimentation ». Elle ne parle aucunement d’un âge où un enfant devrait être sevré.
Finalement, avez-vous remarqué le logo en bas, à droite? HLNTV.com. Ce site se décrit comme étant un réseau de télévision national qui se concentre sur les « histoires du jour à ne pas manquer ». HLNTV, peut-on lire, « dissèque et démystifie l’actualité dont les gens parlent ». AHAHAH!
Néanmoins, existe-t-il un âge moyen du sevrage?
Rappelons ce qu’est une moyenne : il s’agit d’une quantité obtenue en additionnant toutes les quantités données et en divisant ce total par le nombre de quantités.
Ainsi, pour obtenir un « âge moyen de sevrage dans le monde », il faudrait obtenir l’âge du sevrage de tous les enfants de chaque pays du monde et diviser ce nombre par le nombre total d’enfants de tous les pays. [AJOUT: on nous fait remarquer sur Twitter que des moyennes s’obtiennent (aussi) à partir d’échantillons de population. Vrai. Cela ne change rien à l’argumentaire : dans bien des pays du monde, ces échantillons seraient impossibles à obtenir ou peu fiables. Et si d’aventure ils l’étaient… eh bien lire le reste du texte.]
Outre le fait qu’il est loin d’être acquis de pouvoir obtenir des données aussi précises, arrêtons-nous un moment sur ce chiffre « moyen » de 4,2 ans.
Pour arriver à une *moyenne* de 4 ans, il faut des enfants sevrés avant 4 ans – et il faut aussi tout un tas d’enfants sevrés APRÈS 4 ans!
Bien sûr, il existe des enfants allaités jusqu’à 5 ans et plus… Mais il en aurait assez dans le monde pour contre-balancer tous les enfants qui sont sevrés avant 3 mois? Entre 9 et 12 mois? Ou même à deux ans? Il y a tant de pays sur la planète où l’allaitement dépasse 4 ans?
Allez, pensez à un pays.
N’importe lequel. Là où l’allaitement normal des enfants dépasserait 4 ans. L’Inde? Âge du sevrage : 2-3 ans. La Guinée-Bissau? Durée d’allaitement moyenne : 22,6 mois. Les Philippines, tiens! 14 à 17 mois. La Chine? 8,7 mois en zone urbaine. Nigeria : 28 mois. Cameroun : 18 mois. Oh, il y a bien le Bengladesh où on allaite longtemps : 31 mois.
Là, c’est clair, le sceptico-mètre vient d’exploser.
Mais alors, d’où vient ce fameux chiffre de 4,2 ans?
Selon ce qu’on a pu vérifier, ce chiffre s’est trouvé dans le livre de la réputée médecin Ruth Lawrence « A Guide for the Medical Professional« . Pendant des années, la version de ce guide mentionnait le chiffre de 4,2 ans comme âge moyen du sevrage dans le monde.
Ah, tu vois, je te l’avais dit!
… Cependant, elle non plus n’apporte aucune référence pour appuyer cet énoncé.
Ce chiffre de 4,2 ans se retrouve aussi dans un texte de l’anthropologue Kathy Dettwyler. Anecdote. Lorsque l’on écrivait Bien vivre l’allaitement, on se régalait des écrits de Dettwyler. Elle nous a ouvert tout un champ de réflexion. C’est donc un bonheur de se replonger dans un de ses textes.
Elle écrit (traduction libre) :
Nous entendons souvent que l’âge moyen du sevrage serait de 4,2 ans mais ce chiffre n’est ni juste, ni pertinent. Une analyse de 64 études faites avant les années 1940 montre un âge médian du sevrage d’environ 2,8 ans. Dans certaines sociétés, la durée de l’allaitement était beaucoup plus courte et dans d’autres, plus longue. Statistiquement, l’âge moyen du sevrage est une donnée qui ne veut rien dire considérant le grand nombre d’enfants qui ne sont pas allaités du tout ou que quelques jours.
Oh Kathy! M.e.r.c.i.
Il peut être fascinant de s’intéresser aux autres cultures d’allaitement et de connaître les durées d’allaitement à travers le monde. On en apprend sur d’autres façons de faire, on compare des données, les met en contexte. On s’ouvre ainsi sur des différentes expériences sociales, politiques, historiques.
Ne nous leurrons pas, il n’est pas question de ça ici. Nous voici devant une image de propagande. On utilise de fausses données et on leur donne un sceau d’approbation en leur accolant le nom d’organismes nébuleux ou très connus, le tout sur fond de photo cute.
Au-delà de la méthode (maladroite dans le meilleur des cas, malhonnête dans le pire), il est intéressant de se demander quel message envoie ce procédé à celles qui le reçoivent.
Certainement un message d’incompétence pour celles qui n’ont pas allaité ou qui ne l’ont pas fait très longtemps. Un message d’anormalité pour celles qui n’allaiteront pas *au moins* jusqu’à 4,2 ans. Nous voici également devant une image des États-Unis qui seraient à ce point hors du monde (pourtant, il existe toute une culture et une foisonnante littérature de « l’allaitement prolongé » aux États-Unis).
En somme, nous voici placées devant une image sans nuance, désincarnée, qui ne tient compte d’aucune spécificité culturelle, sociale ou politique. Meaningless, comme l’écrivait Kathy.
Par contre, cette photo peut certainement apaiser les femmes qui allaitent pendant des années. Il est compréhensible qu’elles choisissent de la relayer dans leurs réseaux. Sur Facebook, quelques mères la commentaient d’ailleurs de façon touchante avec cette idée : « enfin, je suis reconnue comme une personne normale ». En effet. Les mères qui allaitent très longtemps, qu’elles soient aux États-Unis ou ailleurs soit dit en passant déplorent toutes sortes de préjugés et de discrimination envers elles et leur enfant. Ces comportements sont inacceptables et ces mères doivent se sentir accueillies dans leur communauté.
Nous soutenons cependant avec toutes nos forces qu’elles méritent de l’être avec autre chose que des statistiques bidons qui circulent sur les réseaux sociaux. En fait, toutes les femmes méritent mieux.
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